Les feux

C’est une étincelle qui déclencha le premier feu. Une simple et modeste étincelle partie d’on ne sait où, même si rapidement, on soupçonna la cave. Possible. Lieu humide, par essence ; lieu sombre où personne ne descendait jamais, sauf pour y stocker des pots de confitures, ou parfois quelques pommes, de terre et autre.

Peut-être en effet que tout partit de là, en tout cas la première fois.

Si tel est le cas, on comprend mieux pourquoi ce fut plus long pour atteindre le dernier étage. Le plus beau. Celui sous les toits rampants, version loft. Une vraie splendeur que le dernier étage. En tout cas, d’après les pompiers, le feu mit un bonne heure avant de l’atteindre. Il se propagea d’abord dans la cave, donc, si l’on accepte l’hypothèse. Dévora les vieilles portes en bois, fit sauter quelques ampoules, et s’engouffra dans les escaliers. Quelqu’un avait encore laissé la porte pare-feu ouverte, c’est dingue comme les gens ne veulent pas comprendre, quand même !

La cage d’escalier sentait la frite, heureusement personne n’était là quand le feu démarra. On put lire le lendemain que « seuls des dégâts matériels furent à déplorer ». Dix familles durent être relogées, et avaient tout perdu, mais cela ne comptait pas, pour les statistiques de dégâts humains.

La donne changea dès le deuxième feu. La vieille madame Lambert faisait sa petite sieste quotidienne lorsque le feu se déclencha. Ses enfants se dirent reconnaissants qu’elle se soit pour ainsi dire « endormie pendant son sommeil », un euphémisme pour dire que leur mère était morte par asphyxie. Elle était âgée et pas très sympathique, son décès ne bouleversa pas grand monde. En fait, les habitants de l’immeuble entièrement consumé par les flammes s’inquiétèrent plus de l’origine du feu que de la mort de madame Lambert. On peut les comprendre : comme ceux du premier feu, eux aussi avaient tout perdu, et même s’ils continuaient de prétendre que « dieu merci nous sommes en vie et personne n’a été blessé », en coulisses la guerre avec les assurances faisait rage. Parce que, bien évidemment, pour celles-ci, l’essentiel était déjà de déterminer la cause de l’incendie. Sans détermination de cause, pas de remboursement possible, et sans remboursement, même sans autre dégâts humains qu’une vieille pas très gentille qui sentait un peu mauvais, les survivants se trouvaient fort démunis.

Les spécialistes cherchèrent donc l’origine les flammes. Ne trouvèrent rien. Pressés par les victimes et leurs assurances, ils finirent pas écrire sur les formulaires « feu d’origine accidentel », les assurances durent payer, firent durer, et au final remboursèrent bien moins que ce qui était parti en fumée. Mais ceci n’est pas le sujet.

Personne ne s’inquiétait encore. La ville était grande, moderne, personne ne se posait vraiment de questions. Ce n’est pas que les gens avaient confiance, non. Juste : ils ne se posaient pas de questions, ne se demandaient pas si leurs immeubles étaient sûrs, ou si quelque chose pourraient leur arriver, non. Pour eux, vivre dans un immeuble était normal, on les entendait simplement râler quand l’ascenseur était encore en panne ou qu’on avait changé le digicode sans les en informer. À part ça…

Ni le troisième, ni le quatrième feu ne préoccupa les gens. Pourtant, si le troisième n’avait pas fait de victimes non plus, au quatrième incendie, l’immeuble entier s’écroula, entraînant avec lui deux familles, et une célibataire avec ses chats. Mais ce n’est quand même qu’à partir du neuvième que devant leur télé, certains eurent un doute. N’y avait-il pas déjà eu un feu, récemment ? Un immeuble n’avait-il pas déjà brûlé, dans leur quartier ? Peut-être même deux ?

On commença à s’inquiéter.

Au dixième feu, les incendies urbains ouvraient tous les JT, faisaient toutes les couvertures. L’inquiétude commença à grandir, sans – encore – atteindre le stade d’hystérie. Mais dans de nombreux immeubles, il n’était pas rare de voir des habitants roder autour des caves, l’air suspicieux. Il paraît que dans certains quartiers, on créa même des Brigades des Caves, chargées de surveiller les lieux, un peu comme des détecteurs de fumée avant la fumée. Ailleurs, on demanda à certains résidents de bien vouloir vider les substances inflammables de leurs caves afin d’éviter tout risque d’incendie. Au 13ème feu, le Gouvernement promulgua une lois en urgence pour interdire tout stockage illicite dans les caves et les garages.

Les patates commencèrent à germer, sur les balcons, dans les cuisines… Les ventes d’extincteurs explosèrent, que pouvaient-elles faire d’autre ? Et bientôt il fut presque impossible de s’en procurer à prix raisonnable, dans des délais corrects. Ceux qui n’en avaient pas paniquaient, on assista même à quelques vols d’extincteurs dans certaines résidences. On raconte même qu’on trouva chez un couple pas moins de 17 extincteurs, volés dans des immeubles où la femme faisait des ménages.

Malgré tout, les feux continuaient de naître on ne sait comment. Ils brûlaient des bâtiments, détruisaient des immeubles entiers, anéantissaient des années de vie, consumaient des milliers d’euros de produits de consommation, sans distinction entre riches et pauvres. Tout, tous pouvaient un jour partir en fumée, la combustion faisait preuve d’un sens de la justice social exemplaire, rien n’était prévisible, ça brûlait, et on ne pouvait rien y faire.

Bien sûr, entre-temps, il y avait des victimes, aussi. Les gens avaient beaux être méfiants, le feu les endormait, souvent, avant qu’ils n’aient eu le temps de réaliser, malgré les dispositifs obligatoires de détection de fumée. Il faut dire que beaucoup avaient été débranchés, à force de se déclencher à chaque erreur de cuisson.

Les villes flambaient, les gens s’affolaient, caves ou greniers, cigarette mal éteinte, gazinière oubliée, chaque piste supposée devait être abandonnée, car ce qui aurait pu être valable pour l’un ne l’était pas pour l’autre, aucune explication à la fois scientifique, cohérente et acceptable ne fut trouvée. Aucune.

Personne ne pensa à regarder plus bas. Plus bas que la cave, plus haut que le grenier. Plus bas, là où les nappes phréatiques peu à peu se desséchaient, épuisées, exsangues, tandis que plus haut, le soleil tapait de plus en plus fort.

On continuait de chercher la cause de toutes ces flammes dans les briques, le ciment, dans les murs et les fondations. On cherchait une logique, on se voulait rationnel, alors qu’en réalité, on savait, on savait depuis longtemps mais n’avait pas voulu y croire.

L’homme avait transformé la terre en un gigantesque brasier. L’embrasement final ne fut pas un feu de joie, oh non…

© Photo : kolyaeg c/o pixabay