Les premiers à en souffrir furent les petits organismes. Les ragondins, les nourrissons. Et les lapins, aussi. Des mammifères essentiellement. Mais pas que. Parce que rétrospectivement, les plus touchées, finalement, ce furent les poules.
La sécheresse, on avait commencé à en parler assez tôt. La presse l’évoquait. Le journal du 20 h la casait entre les faits divers et la météo. Parfois, à la boulangerie, un vieux racontait avec une voix de mélodrame l’histoire de ce cousin, lui-même cousin de cousin, qui avait vu pas plus tard que récemment sa récolte d’abricots diminuer de moitié
– de moitié, oui ! Parfaitement !
Et quand ce n’était pas des abricots, c’était les courgettes, les aubergines, ou le maïs qui ne poussaient plus droit.
Angoissés, les enfants serraient la main de leurs parents :
– C’est vrai ? Hein dis : c’est vrai ? Ça existe la sécheresse ?
Et les parents de répondre, rassurants :
– Oui ça existe, mais pas ici, pas chez nous. N’aies pas peur ! Tu vois bien que ce vieux aime effrayer les enfants ! Ne t’inquiète pas, tu ne risques rien.
Pourtant, les premiers signes étaient déjà perceptibles à ceux qui savaient observer. Mais rares sont ceux qui ont cette sagesse.
C’est que quelque part, la vie continuait. Les abricots, les courgettes, les aubergines et même le maïs, certes, parfois les prix explosaient, mais ça, on avait l’habitude. Ça ce n’était pas la sécheresse ! C’était le Gouvernement. Les Syndicats. Voire les Cyclistes, l’ennemi évoluait en fonction des croyances de chacun, de ses agacements.
Les ragondins ? On s’en foutait. D’ailleurs, qui les voyait, ces rats des eaux ? Ils tiraient la langue, tapis dans les roseaux, trop assoiffés pour se montrer, mais on disait qu’ils étaient timides. Tu parles. Idem pour les lapins. On les trouvait un peu moins goûtus, à la limite, mais sinon…
Quant aux nourrissons…
Et puis les poules ont commencé, elles aussi. Assez rapidement, en réalité.
Contrairement aux ragondins, aux nourrissons et aux lapins, les poules ne cachèrent pas leur jeu. Elles arrêtèrent de pondre, tout simplement. Pas de petites langues tirées, de chairs fatiguées, ou de cris épuisés, non. Aucun mélo chez les gallinacées. Juste : elles arrêtèrent de pondre. Gardèrent les orifices bien serrés, le périnée en deuil, la production : stoppée net. Plus un œuf, niente, nichts, nothing.
Étrangement, ces créatures que l’on pensait stupides semblaient disposer d’un réseau de communication interne et international d’une redoutable efficacité. Parce qu’elles ne stoppèrent pas l’une après l’autre, non. D’un coup, d’un seul, dans le monde entier, les poules arrêtèrent de pondre. Un phénomène mondial, faisait fi du décalage horaire, certaines poules arrêtant le matin et d’autres l’après-midi. Mais toutes, toutes, stoppèrent la ponte en moins de 24 heures. Ce dont personne ne se rendit compte, sur le moment. On accordait tellement peu d’attention à ces bestioles que ce n’est que bien plus tard que l’on comprit la simultanéité des événements. Le jour en question, on ne remarqua rien.
Le lendemain, des milliers de propriétaires de poules s’étonnèrent du vide laissé par les milliers de derrières à plumes. Chacun se sentit concerné à titre individuel, mais personne ne pensa à aller demander au voisin si ses poules avaient pondu. Ce jour sans œufs, ce fut d’abord une sorte de non-événement. Certes un peu surprenant car concernant tout le poulailler. Mais pas plus perturbant que ça non plus.
Le surlendemain, on s’étonna un peu plus, mais l’étonnement demeurait individuel. On commençait à craindre une maladie, une sorte d’épidémie, on se mit à écouter les infos un peu plus attentivement, mais rien. Certains vérifièrent ce qu’il y avait à vérifier, la paille quand paille il y avait ; la nourriture, épluchures et compagnie ; quelques-uns eurent bien l’idée de regarder s’il y avait encore de l’eau dans les écuelles – quand eau il y avait – et bizarrement, il y en avait. Encore. Du moins dans les écuelles.
A ce stade, personne n’aurait pu imaginer que les poules anticipaient. Qu’elles étaient dans une sorte de pré-science. De pré-conscience en tout cas. On peut difficilement dire qu’elles « savaient » parce que, scientifiquement, on connaît le cerveau de la poule et ses capacités, limitées. Et puis leur concéder un quelconque « savoir » aurait déclenché d’interminables débats philosophiques or le monde n’avait pas besoin de philosophie ni même de science, à ce stade-là !
Le monde avait besoin d’œufs.
Au tout début on pu s’en passer. Obstinés. Boudeurs presque. Les poules ne veulent plus pondre ? OK ! Tant pis pour elles ! Qu’elles crèvent et qu’elles périssent, ces bêtes à plumes, avec leurs culs serrés et leur regard mesquin ! Qu’elles fassent la grève de l’œuf si ça leur chante ! Après tout, on a pas besoin d’elles ! Il n’y a pas d’œufs ? On mangera des lardons ! Du tofu ! Des graines de tournesols, qu’importe ! Elles feront moins les malignes quand elles verront qu’on a pas besoin d’elles, et que leurs abdomens gonfleront à force de retenir ce que la nature leur demandait pourtant de lâcher !
Mais au bout de peu de jours, ceux qui vivaient des poules commencèrent à s’inquiéter. Postèrent des questions angoissées sur le Net. Demandèrent conseils et témoignages. Et là ce fut la vague. Le tsunami. Parce que rapidement, on réalisa que le phénomène n’était pas individuel. Ni même de société, non ! Les poules ne pondaient plus, et cela concernait l’univers tout entier. Des plus grassouillettes aux toutes squelettiques, les poules ne pondaient plus, point.
Rapidement, les oies, les autruches, les canards, et même les tortues, tout ce qui était en mesure de pondre du comestible s’arrêta. En l’espace de quelques semaines, le temps d’écouler les stocks, les œufs disparurent de la terre.
Le vieux dans la file d’attente ne rigolait plus. Les enfants serraient encore plus fort la main de leur parents, qui eux ne disaient plus rien.
Un ragondin qui disparaît, personne ne s’en aperçoit. Un lapin qui fond ? Tout le monde s’en fout. Mais les poules qui arrêtent de pondre…
Les Alsaciens y laissèrent leur Spaetzle, les Anglais leur crème, puis peu à peu on vit disparaître des vitrines pâtissières les créations les plus gourmandes. Ensuite ce fut le tour de la mayonnaise, de nombreuses soupes, et surtout : des glaces et des sorbets. Sans blancs d’œufs montés en neige, les meringues disparurent elles aussi. Seuls les végans du monde entier se réjouirent de cette aubaine, les autres commencèrent à déprimer un peu.
Sans poudre de protéines, les culturistes fondaient à vue d’œil.
Pendant que l’ovo-monde faisait grève, les humains se démenèrent. Les scientifiques disséquèrent de la volaille à tire la poulette, les comportementalistes tentèrent de déchiffrer le langage corporel des oiseaux – qui, entre-temps, restaient le plus souvent au sol – et les chamans auto-proclamés chantèrent moult incantations pour entrer en contact avec l’être profond des gélines et autres faisans.
Dans le monde entier, les humains s’agenouillaient devant les poules, les suppliant de revenir à de meilleures intentions. Rien n’y fit.
Rien n’y fit et même pire : les vaches s’y mirent aussi. Du jour au lendemain, partout où il y en avait, les pis furent asséchés. Plus une goutte de lait ne sortit de la moindre génisse.
Alors tout comme on s’était rabattu sur le jus de pois chiche ou le tofu soyeux pour remplacer au mieux les œufs disparus, on se tourna vers les laits végétaux. De riz, d’avoine, d’amande…
Bien évidemment, la production de tofu et de lait végétaux augmenta, de façon dis-proportionnelle.
Les humains pensèrent avoir contre-carré ce qu’ils prenaient encore pour une révolte animale. Ils jubilaient, tandis que les bovins continuaient de ruminer et les poules de picorer, dans une nonchalance non feinte.
La culture mondiale de soja, d’avoine, de riz et de pois chiches s’emballa, au détriment d’autres aliments. Bientôt côtés en bourse, céréales et légumineuses se trouvèrent au centre d’épiques batailles économiques. On arrosa tout. Les gouvernements, les champs…
Focalisés sur ces nouvelles cultures, plus personne n’accordait d’attention aux poules, aux vaches, et d’une manière générale : aux êtres vivants. Lapins et ragondins avaient disparu depuis longtemps dans l’indifférence générale, vaches et poules suivirent bientôt. Personne ne s’en rendit compte.
Quant au dernier nourrisson né sur terre, il trimait entre-temps, jeune adulte, sur un champ de soja.
Et puis par un triste et morne matin, la dernière poule encore en vie pondit le premier œuf depuis le début de cette histoire. Ce premier œuf fut aussi le dernier.
Et si l’humanité avait passé tant de temps à se demander qui, de l’œuf ou de la poule, avait existé le premier, elle disparu de la surface de la planète en sachant qu’en tout cas, c’est l’œuf qui avait existé en dernier.
Une connaissance qui, comme tant d’autres, ne lui fut d’aucune utilité…
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