LE CHANT DES OISEAUX

Soudain, il y eut ce silence. La terre se serait-elle arrêtée de tourner, le silence n’aurait pu être plus dense. Une couverture plus qu’une chape : certains le comparèrent au silence feutré des paysages de neige, mais c’était autre chose. Plus qu’une sensation, ce silence-là était matière. Il marquait la fin d’un mouvement.

Les premiers jours, ce silence nous effraya. Impressionnés, nous n’osions plus bouger, de peur qu’il ne nous fasse taire. D’une manière générale, nous étions comme pétrifiés, perdus dans ce monde où les klaxons, les passants, et jusqu’aux rires des enfants sur les aires de jeux avaient été effacés. Avalés par ce drame qui nous tombait dessus.

Nous priment alors conscience du vacarme de notre propre frénésie. Nous nous retrouvions seuls face à cette immensité abstraite que ne nous savions pas comment meubler.

A l’intérieur de nos foyers, nous tentions bien de sauvegarder quelques décibels, pour nous rassurer. Mais le silence, dense et souple à la fois, nous rattrapait dès que nous approchions des fenêtres ; il nous accompagnait lors de nos rares sorties ; nous menaçait dès que nous éteignons les écrans.

Soudain le monde était murmure, et nous en avions peur.

C’est alors que s’éleva la première petite voix. Délicate. Une vibration, presque. Un trémolo, ému d’avoir soudain cette scène gigantesque. Du moins est-ce l’effet que fit ce premier chant d’oiseau, le jour se levait à peine.

Qui était ce petit piaf audacieux qui élevait sa chanson dans le silence de ce monde médusé ? Personne ne sut le nommer. Nous ne connaissions des oiseaux que le ricanement des goélands, le vacarme des pies. Ce chant-là était nouveau…

Il résonnait d’une joie étonnée, un peu comme s’il prenait lui-même conscience de son état d’oiseau. Sa gaîté était contagieuse, nombreux furent les humains qui versèrent quelques larmes d’émotion.

Bientôt, un autre oiseau répondit au petit chanteur solitaire. Il chantait une autre mélodie, mais cela ne les empêcha pas de communiquer gaiement, se renvoyant à travers les branchages leur exubérance volatile.

Très vite, ce fut toute une chorale dont le chant polyphonique s’éleva dans le ciel, et nous nous surprimes à écouter cette pureté, né de notre silence inédit.

Quelques-uns, plus curieux, téléchargèrent une appli permettant d’associer à chaque chant un petit plumeux. Mais souvent, la joyeuse cacophonie, la diversité de ces cancans aériens empêchait toute identification. Mais la plupart d’entre nous se contentait d’écouter, de jouir de cette charmante allégresse qui remplaçait notre vacarme.

A travers ces chants de plus en plus audibles, nous réalisions à quel point nous produisions du bruit, lorsqu’on ne nous enfermait pas.

Voitures, camions, avions ; mais aussi crissements, tapage, invectives ; sorties des classes, livraisons matinales, poubelles et mobylettes…

Ce silence, soudain, nous permettait de mesurer la beauté. De jouir de sa sérénité. Et même si certains en angoissaient, de ce silence, les oiseaux et leurs chants nous aidaient à ne pas paniquer.

Après tout, si une si belle chose existait encore, c’est que rien n’était perdu…

Tous les soirs à la même heure, nous récupérions l’espace sonore pour quelques minutes d’applaudissements. Mais hormis cette parenthèse quotidienne, parcs, forêts, jardins, et jusque dans les artères urbaines, partout l’air vibrait d’une exquise mélopée.

Autour de nous, la nature explosait telle une symphonie de pop-corn bourgeonnants. Elle enrichissait la mélodie animale de formes et de couleurs dont la diversité paraissait infinie. Ravis comme des gosses un matin de Noël, nous redécouvrions, ébahis, un monde qui nous avait échappé, un univers dont la richesse n’en finissait plus de nous surprendre. De plus en plus souvent, nous croisions aussi des animaux qui, eux, profitaient de notre absence pour se réapproprier leur environnement, dénaturé. Humains et animaux se croisaient ainsi dans des espaces qui n’appartenaient plus vraiment ni aux uns, ni aux autres. Humains dans la nature, animaux dans le béton, les habitats se confondaient, certes sans jamais s’unir, mais plus proches malgré tout qu’ils ne l’avaient été depuis bien longtemps.

Certains pleuraient devant leurs écrans, à la vue de ces gazelles traversant un lointain village, de ces

canards dandinant sans crainte sur les avenues désertes. Les dauphins réapparaissaient, bondissant, le long du littoral, les sangliers faisaient leurs des dédales de ruelles, tandis que les oiseaux pondaient allègrement dans des espaces où plus aucune semelle ne risquait d’écraser les coquilles. Plus que jamais, leurs chants emplissaient les cieux, et pour la première fois depuis la nuit des temps, on aurait entrevoir une harmonie retrouvée.

Mais les états de grâce ne durent jamais longtemps.

Un matin si longtemps attendu, un jour que beaucoup avaient appelé la libération, la vie ou plutôt : l’activité humaine fut relâchée à nouveau. Petit à petit, tout se remit en place. Les voitures. Les camions. Les avions. Les klaxons, les passants, et jusqu’aux rires d’enfants sur les aires de jeux

Petit à petit, le bruit des humains accapara de nouveau l’espace, poussant peu à peu tous les chants hors de notre perception. Les animaux sauvages disparurent des parcs et ruelles.

Ils ne s’en rendirent même pas compte. C’est peut-être ça, le pire. Ils ne réalisèrent pas avec quelle désinvolture, cruelle, ils laissèrent s’évanouir ces instants de magie. Pendant ces quelques étranges semaines, combien de fois ne s’étaient-ils pas promis de changer. De vie, de monde, de rythme, de priorités… Quelques temps, mais si peu en réalité, quelques-uns tâchèrent au moins de ne pas écraser sous leurs pieds ces fragiles coquilles, ici sternes et goélands avaient pondu dans le sable. Quelques temps, mais si peu, en réalité. Ils furent finalement assez rare à éclore de cet arrêt du monde. L’humain repris ce qu’il considérait être son droit, oubliant ses promesses, ses rêves et son avenir. Presque tous retrouvèrent avec une sensation de soulagement leur voiture, leurs grandes surfaces, les terrasses des cafés. Les masques, jetables. Les cartons : partout où reprenait cette consommation effrénée. Quelques pistes cyclables, oui. Mais surtout la course matinale contre la montre, les portes et les portières qui claquent, les gamins qu’on engueule, trop lents, ou trop vifs ; mais surtout les embouteillages, l’agressivité des voisins, la cohue du dimanche soir ; mais enfin la frénésie retrouvée, la perte de contrôle du temps, l’aveuglement collectif car oui : tout recommença comme avant.

L’idylle n’aura duré qu’un temps. Ils ne s’en rendirent même pas compte, même lorsque, quelques semaines plus tard, ils ouvraient leurs fenêtres et n’entendaient autour d’eux que le croassement cynique des corbeaux dans les arbres.