Récemment, j’ai pu voir Ouistreham, le film « d’après le roman de », en l’occurrence de Florence Aubenas, dont je suis une grande fan. Pour ceux qui l’ignorent : le film raconte l’immersion d’une écrivaine dans un milieu que beaucoup d’entre nous ont la chance de ne pas connaître : la précarité. Plus précisément le monde du travail précaire, mais en gros, c’est de la précarité quand même. Sauf qu’elle est encore plus épuisante parce qu’on doit se lever tôt pour aller faire un boulot qui ne vous rapportera pas assez pour vivre.
Les scènes du début, à ce qui était alors l’ANPE (aujourd’hui Pôle Emploi, donc) m’ont rappelé de tristes souvenirs, avec leur absurdité qui serait presque comique si ce n’était aussi dramatique pour les gens concernés. « Moi Daniel Blake » vit aussi en France, ne vous faites pas d’illusion.
J’ai eu la chance de m’en sortir mais cette précarité, je l’ai vécue. Je n’ai donc pas été vraiment étonnée, ce qu’on voit dans le film était déjà en grande partie comme ça il y a trente ans. C’est déjà assez triste de le constater. Avec le recul, je crois que ce qui, dans le film, m’a le plus émue, c’est cette solidarité dont parle aussi Florence Aubenas dans ses interviews. Pas parce que cette solidarité existe et qu’elle est lumineuse. Ce qui m’a profondément bouleversée, c’est qu’au final, elle tient lieu, la solidarité entre précaires, de résistance. Les héroïnes du film acceptent leur situation, elles s’y résignent, finissant même par la trouver normale. Elles intègrent la précarité dans leur destin, l’entraide et l’humour se substituant à la décence du monde du travail. C’est facile d’exploiter les gens qu’on épuise. C’est encore plus facile quand eux-mêmes trouvent dans l’amitié un refuge contre d’éventuelles velléités de révolte. La solidarité entre précaires devient presque un outil des exploitants (pour utiliser ici un terme quasi communiste). Elle protège. Et finit presque par renforcer un système d’une indescriptible injustice. C’est beau et triste à la fois.
Après le film, quand les lumières se sont rallumés, les sièges du ciné étaient tout autant recouverts de déchets divers qu’après d’autres films. C’est drôle, les gens : capables de s’émouvoir du sort de femmes qui font le ménage sur un paquebot, mais se foutre pas mal de celles qui vont devoir nettoyer derrière eux. En sortant je me suis pris la porte dans la gueule, les deux spectatrices devant moi étaient tellement absorbées par leur discours solidaire sur le sort de l’humanité qu’elles ne m’ont pas calculée.
Pourtant, on avait tous vu le même film.
Pour entendre le témoignage de Florence Aubenas :
Le quai de Ouistreham, de Florence Aubenas, Editions de l’Olivier, 2010
Ouistreham scénario d’Emmanuel Carrère (janvier 2022)
Moi Daniel Blake, film de Ken Loach (2016)
En plus de la précarité, un autre sujet m’a frappé : cette frontière apparemment infranchissable entre le monde des nantis et celui des précaires. Une saine relation amicale semble impossible entre l’écrivaine et une « précaire », dès lors que celle-ci apprend leur différence de condition.
C’est pire qu’un gouffre culturel, le nantis n’a t il plus le choix qu’entre indifférence et condescendance? C’est glacial.
Est-ce que le système compte aussi là dessus pour maintenir le statu quo?
Je suis un peu obsédé par cette question depuis que j’ai vu le film. Le problème est bien posé.
Belle et juste réflexion. A « indifférence et condescendance », j’ajouterais « mauvaise conscience » (des nantis, parfois) envie (des moins chanceux, aussi). Mais je ne pense pas que la relation entre l’écrivaine et la femme de ménage avec qui elle se lie d’amitié se heurte, en définitive, à la différence de condition. Dans ce cas très particulier, leur amitié s’est construite sur un mensonge. C’est cela qui, à mon sens, change tout. Les gestes solidaires et amicaux de l’une n’ont plus le même sens, aux yeux de celle qui donne. On peut comprendre qu’elle se sente trahie. Indépendamment de ce cas – littéraire – précis, je crois moi aussi que si elle n’est pas impossible, cette « saine relation amicale » dont vous parlez est non pas impossible, mais du moins très rare. Les mondes ne se mélangent pas…
Très juste, oui, c’est un cas particulier, et bâti sur un mensonge.
Néanmoins, j’ai ressenti cette fatalité difficile à contourner quand il s’agit de tendre la main. Un peu comme s’il fallait apprivoiser un animal sauvage.
Et l’écrivaine doit bien mentir si elle veut servir cette cause.
… Une tragédie.